En mars 2023, Fabrice Faure, fondateur et président du Groupe LIP, a accepté de se prêter au jeu de l’interview télévisée auprès de La Tribune TV (45 minutes). Il partage sa vision de l’intérim de façon très « cash » et aborde le sujet de l’industrie en France. Il revient également sur son parcours d’autodidacte et l’ouverture récente du capital aux salariés permanents du Groupe LIP.
A noter : Certains propos ont été reformulés afin de faciliter la lecture de l’interview.
Comment se portent les métiers de l’intérim en général ?
Le Groupe LIP est un acteur indépendant et spécialisé de l’intérim et recrutement. En 2022, il génère un chiffre d’affaires de 426 millions d’euros, compte 630 salariés permanents, 163 agences d’intérim, et 10 000 intérimaires ETP (équivalent temps plein).
Fabrice : 2022 a été une très bonne année. On a énormément de demandes ce qui permet à l’intérim de bien se porter, même si on cherche des intérimaires et candidats. Quand j’ai démarré dans la profession, on pensait que l’intérim fonctionnait quand tout allait très mal. L’intérimaire était la dernière roue du carrosse. Mais c’est faux ! Pour que l’intérim aille bien, il faut que l’économie aille bien.
La petite particularité aujourd’hui, c’est que nous sommes pratiquement en situation de plein emploi. Les entreprises cherchent du personnel, appellent les agences d’intérim et de recrutement. On a alors beaucoup de demandes, on fait ce qu’on peut pour servir tous nos clients mais il manque en effet du personnel.
Les chefs d’entreprise expriment des inquiétudes face à la situation actuelle : crise énergétique, inflation, guerre en Ukraine. La filière de l’intérim tire-t-elle profit de l’incertitude dans laquelle sont plongées les entreprises ?
Absolument pas ! Pleins de choses nous coûtent plus cher. On s’adapte : on fait des choses sur les salaires, sur les primes, sur l’engagement des salariés, pour récompenser les gens. Le pouvoir est redonné au salarié qui a plus le choix. Chez LIP, on essaie de donner beaucoup de choses à nos collaborateurs pour qu’ils continuent d’avoir envie de bosser pour la maison, de s’investir. Cela comprend un package individuel mensuel, des primes annuelles et tout un tas d’autres choses.
Quel état des lieux dressez-vous de l’industrie française et de la désindustrialisation ?
Il y a 25-30 ans, c’était déjà très compliqué de trouver des tuyauteurs, soudeurs, chaudronniers. Il y a des métiers qui recrutent beaucoup et qui sont pénuriques. Je préconiserais aux gens qui sont doués de leurs mains et qui aiment ça, de s’orienter vers ces métiers plutôt que vers des métiers qui auraient potentiellement tendance à disparaître.
Je ne crois pas être la bonne personne pour parler de désindustrialisation parce que les métiers sur lesquels on bosse sur l’industrie sont des métiers dont le savoir reste en France, avec des usines qui sont en France et je ne vois pas de désindustrialisation massive sur ces emplois-là. Je n’ai pas l’habitude de faire travailler des milliers de manutentionnaires sur des chaînes de production, ce n’est pas ce qu’on fait. Si les gens vont bosser sur des centrales, des raffineries, ce sont toujours des ouvriers qui sont ici sur le territoire, français ou étrangers, c’est dans ce sens-là que ça marche.
LIP, ça veut dire Les Intérimaires Professionnels. Dans le milieu de l’intérim, nous sommes très peu connus. On est les opposés de ce que font les majeurs du secteur. Notre cœur de business c’est de faire travailler des gens qui sont qualifiés, professionnels, compétents. On ne travaille pas spécialement avec les grands comptes et les grands donneurs d’ordre. J’ai toujours tendance à préciser qu’on a quasiment autant de clients que d’intérimaires. On est sur un modèle très particulier. On reste dans notre environnement : des intérimaires qualifiés dans l’industrie, le second œuvre, sur les métiers du transport et sur la branche tertiaire.
Ce sont des métiers qui souffrent encore d’un déficit d’image ?
Ah ba non, je trouve que ça va nettement mieux ! Quand j’étais à l’école, celui qui partait en CAP ou BEP, c’était le crétin du village ou de la classe. Aujourd’hui, ça fait longtemps qu’on a commencé à redire que c’était noble de travailler avec ses mains et de faire sa carrière dans un métier manuel. En 1990, quand j’avais 15 ans, ce n’était pas tout à fait la même chose. Il y a beaucoup d’efforts qui ont été faits.
La solution c’est seulement le renchérissement des salaires ou il faut réfléchir à une autre manière d’organiser le travail, les équipes ?
La rémunération fait partie du package. Je le redis : le pouvoir est redonné aux salariés, tellement il manque de monde car il y a beaucoup de travail. Il y a aussi plus de gens qui arrêtent de travailler ou qui partent à la retraite que de gens qui rentrent sur le marché de l’emploi. Et ça ne va pas s’arrêter ! Partant de ce constat, ça fait monter les salaires mais c’est un cercle vicieux.
Je m’applique, et j’espère que les gens le reconnaîtront un jour, à payer le plus correctement possible les salariés et à redonner des primes collectives qui sont très significatives. Je veux que les gens restent chez moi, qu’ils continuent à être investis, à travailler.
Concernant la réforme de l’assurance chômage, l’idée d’indexer la prise en charge des demandeurs d’emploi selon la conjoncture, c’est une bonne solution ?
Je m’en fous. Un gars qui ne veut pas travailler, il ne travaillera pas. Les gens qui veulent travailler, travailleront tout le temps. Moi je pars du principe qu’il y a plein de gens, personne n’en fera jamais rien, ils sont inemployables. Il y a des gens qui abusent évidemment, c’est la nature humaine. Mais il y a l’immense majorité qui n’abuse pas parce que la vie est ainsi faite que le matin on se lève et qu’on a envie de travailler, qu’on aime ce qu’on fait.
Peut-on imaginer que la France avec laquelle vous travaillez est très éloignée de “la France des assistés” qui profite du système ?
Je me doute qu’elle existe mais encore une fois, j’ai l’impression qu’on découvre un sujet. Pourtant, on avait les mêmes conversations il y a 30 ans ! On veut toujours parler de ce qui ne va pas mais on peut aussi regarder les choses autrement. L’immense majorité des gens, ils travaillent, ils se lèvent le matin, ils aiment ce qu’ils font, dans l’ensemble ils aiment leur boîte. Dans 50 ans, vous aurez toujours des gens qui abusent.
Les détracteurs disent de l’intérim qu’il est souvent synonyme de précarité pour les travailleurs, de variable d’ajustement pour les entreprises. Il encourage l’externalisation des fonctions et l’atomisation des communautés de travail. Il dissuade les employeurs de développer les CDI. Qu’avez-vous à objecter sur cette vision ?
Il est beaucoup plus simple d’être intérimaire en 2022 que ça ne l’était il y a 30 ans en arrière. Par exemple, un tuyauteur, un soudeur sont des gens extrêmement bien payés alors que souvent on ne le sait pas. Un tuyauteur va avoir en moyenne un salaire net de 4 000 euros par mois. A l’époque, cette personne ne pouvait pas louer ou acheter un logement, à la différence d’un instituteur qui avait un contrat long terme mais avec une rémunération qui n’a rien à voir. Aujourd’hui, l’image de l’intérim est nettement moins négative que ce qu’elle était autrefois.
Après, nous dans notre cœur de métier, c’est un peu eux qui choisissent. J’ai créé la boîte il y a 18 ans, je sais qu’il y a encore des gens en poste qui ont fait une carrière en intérim par choix. On est sur une typologie de gens qui ne sont pas victimes mais plus maîtres de leur destin car ils ont un métier dans leurs mains. Il y a 30 ans, les gens ne disaient pas qu’ils étaient intérimaires, aujourd’hui ils n’ont pas honte. La notion de contrat de travail a changé, le rapport à sa durée aussi.
L’intérim se prête mieux à ce que la société est devenue aujourd’hui ?
Je ne sais pas mais j’aime rappeler que notre métier, c’est de recruter. Je suis ravi qu’on se rende compte qu’on fait un beau métier et qu’on est là pour rendre service à nos clients, intérimaires et candidats. On n’est pas là pour user, abuser du système, ni pour exploiter les gens. Comme tout le monde, on est là pour gagner de l’argent mais le sens de notre métier, c’est de recruter.
On a très souvent tendance à créer l’amalgame entre l’emploi et le travail. Est-ce que vous faites le constat que certains métiers sont en crise de sens, d’identité, de reconnaissance, voire de lien ?
Le travail est un vaste sujet, on ne m’avait pas dit qu’on ferait de la philosophie aujourd’hui (rires). Je fais partie des gens pour qui le travail c’est quelque chose d’important parce que pour aimer le week-end et les vacances, il faut travailler la semaine, passer du temps au travail. La contrainte de devoir se lever, d’aller travailler, à mon avis, c’est une des choses les plus extraordinaires qui existent sur Terre.
Je vais vous raconter une anecdote qui m’a marqué : on a toujours du mal avec la génération qui arrive. J’avais un grand écart d’âge avec mon père et en 1990, il était très âgé et il a arrêté de travailler car il ne supportait plus les jeunes. Son propre père l’avait viré de chez lui quand il avait 20 ans, dans les années 50. Il trouvait que la jeunesse de l’époque était terrible, qu’elle avait des envies complètement étonnantes. Moi, ce que je peux dire, c’est que moins vous aurez l’impression de travailler parce que vous aimez ce que vous faites, plus vous risquez d’être heureux dans votre vie.
Votre modèle est l’opposé des majeurs de l’intérim, en quoi est-il singulier ?
Si on prend les majeurs, 80% de leur business va être issu d’accords-cadres, chez qui on pourvoit énormément d’intérimaires. Chez LIP, 14% de notre business est issu des grands groupes. Si vous allez dans une agence chez nous, il y aura 100 intérimaires en poste mais ils travailleront chez 80 clients différents. On fait plus de sur-mesure, nos clients sont plutôt des petites entreprises. Vous avez en France, beaucoup de petites maisons d’intérim qui sont comme nous, mais avec quelques agences. Nous on joue dans la cour des grands, mais en restant peu connus.
Chez LIP, vous avez plutôt un développement interne ou externe ?
Avec le recul, on a 70% de notre développement qui est issu de notre croissance interne. En ce moment, on est sur une grande phase de réouvertures en interne avec 12 agences l’année dernière et 24 cette année.
Il est vrai qu’on regarde moins des dossiers à racheter puisqu’on couvre le territoire. On n’arrive pas à trouver des entreprises qui nous ressemblent, qui sont spécialisées. Je ne suis pas convaincu qu’on soit amené à racheter des sociétés en France.
La stratégie de développement des agences est-elle logique avec la digitalisation ?
J’aime bien qu’on me pose cette question sur ce sujet-là. On offre à peu près tous les mêmes services, cela simplifie la vie en agence et des intérimaires. Mais on se rend compte que quand un intérimaire a un problème, il a toujours besoin d’appeler quelqu’un. Idem pour le client. Quand il faut négocier un salaire, il faut discuter avec quelqu’un.
Il y a 2 ans, j’ai fait le tour de France de toutes nos agences. Je me suis rendu compte que la base du métier, le quotidien, les rapports avec l’intérimaire ou le client, rien n’a changé. C’est vrai que les gens passent moins en agence avec les outils numériques mais aussi parce que les centres-villes sont complètement embouteillés. Mais ils se déplacent pour les chaussures de sécurité, les vêtements de travail, les événements organisés. Le passage systématique du vendredi, où à l’époque, tous les intérimaires passaient déposer leur relevé d’heures, boire un café, ça ne se passe plus tout à fait comme ça. La relation reste la même sur un point : l’intérimaire veut absolument savoir qui s’occupe de lui, qui répond. C’est incroyable !
Quel est le profil d’un bon directeur d’agence intérim ?
La caractéristique commune de tous les collaborateurs qui fonctionne, c’est que naturellement ils aiment les gens. C’est un métier où il faut percuter. Ce sont des personnes qui vont vite, qui ont “le truc avec les gens”. Savoir les aimer, les encourager, les accompagner, leur trouver du travail, parfois les gronder, les remettre à leur place, gérer leur carrière, c’est un mix de tout ça.
Certaines personnes que vous recrutez ont des parcours de vie fragiles, complexes. Est-ce que vous tenez compte de cette fragilité ?
Je ne pense pas que ça se passe dans ce sens-là. Je ne suis pas une entreprise d’insertion, ce n’est pas mon job. Vous l’aurez compris, chez LIP, le client c’est notre intérimaire. Chaque lundi, je lui dois un travail. Si c’est une cloche, il ne va pas être mis au boulot.
Vous êtes un autodidacte récompensé en 2013, vous avez arrêté l’école après le baccalauréat, vous avez été parachutiste à l’armée puis vous avez travaillé dans une agence intérim. On a coutume de dire qu’il est plus difficile de percer de la sorte aujourd’hui. La valeur des diplômes n’a jamais autant conditionné les trajectoires professionnelles. Que perdent l’économie et l’entreprise à dissuader les formations autodidactes ?
Moi, je n’aimais pas l’école, je n’ai jamais été nul, ni brillant. Je me suis retrouvé bachelier à 17 ans et demi, je ne sais pas comment. J’ai arrêté l’école, ma mère m’a mis une gifle en me disant « tu n’oublies pas qu’il y a le service » (militaire, ndlr). Je suis parti un an dans les para, je me suis beaucoup disputé là-bas parce que je n’aimais pas trop qu’on me commande. A 19 ans, il fallait bien que je travaille et c’est là que je suis tombé dans l’intérim, comme Obélix.
Un autodidacte, c’est quoi ? C’est quelqu’un qui apprend mais pas sur les bancs de l’école. Si vous me mettez dans une salle de classe avec 30 élèves, vous m’expliquez ce que vous avez dit pendant le déjeuner, j’ai une incapacité à ce que ça me rentre dans la tête. Je trouve qu’on parle beaucoup trop des diplômes tout au long d’une vie. Je n’arrive pas à comprendre que personne ne dise « on s’en fout ». 20 ans après, ça sert à quoi de rappeler les diplômes que la personne a eus ? Au cours de votre vie, vous allez devenir une belle personne, une grande personne, ou un gros con.
Chez LIP on embauche de bac -5 à bac +5, parce que le diplôme ça n’est absolument pas une garantie de succès ou d’échec. Ce qu’on peut changer, c’est d’arrêter de rappeler à la personne les études qu’elle a faites.
Comment votre caractéristique d’autodidacte infuse-t-elle votre Groupe et la façon de manager ?
Je m’entoure de gens qui sont très compétents parce que je ne sais pas faire grand-chose. Mon seul souci c’est de trouver des gens brillants. Quand on ne sait pas faire grand-chose, il reste une seule possibilité c’est de bien s’entourer et avoir quelques bonnes idées.
Ma conception du management ? Je fais confiance aux gens. Je ne suis pas dans le contrôle, je pardonne tout, mais si tu n’es vraiment pas bon, tu te casses.
En automne 2022, vous avez associé les salariés au capital du Groupe LIP. Quels en sont les mécanismes ?
On a proposé à tous les salariés permanents chez LIP d’être associés dans la structure. Ça faisait des années que je voulais le faire mais on n’a jamais réussi car c’est un dossier très compliqué à monter juridiquement. Je voulais un système très simple, sans conditions d’ancienneté ni de poste. Tout le monde peut investir, de l’apprenti au cadre dirigeant, de 500 à 30 000 euros.
Depuis octobre, 50% des collaborateurs ont investi pour un montant moyen de 8 500 euros. Plus de 70% des collaborateurs qui ont 3 ans d’ancienneté ont investi. De mon côté, j’ai revendu 5% de mes parts à la structure LIP FAMILY. Chaque année, ils peuvent sortir et re-rentrer et au mois de mai, on donne la nouvelle valeur de l’action.
Qu’est-ce que cela va changer dans l’implication, les exigences ?
Je ne l’ai pas fait pour obtenir plus, même si ça peut vous étonner. Si je peux rendre tout ce qu’on m’a donné…
Vous avez 47 ans. Sur un horizon de 3 à 10 ans, où voyez-vous LIP Intérim ?
C’est une entreprise qui est extraordinaire. J’ai des enfants mais je considère LIP comme si c’était mon autre fille. LIP est composé de gens qui sont tout autant extraordinaires. C’est une machine qui avance, avec un projet très clair, très serein, avec un cap simple. Le premier objectif de LIP c’est de finir le réseau français. Je m’explique : on a fait 425 millions en 2022, on va faire 470 millions en 2023 de chiffre d’affaires. Le marché de l’intérim spécialisé représente entre 700 et 800 millions d’euros en France. On va investir dans les villes où on n’est pas, et implanter nos spécialités où elles ne sont pas. Enfin, on va commencer à mettre des petits points en Europe, regarder les pays qui fonctionnent mieux.
Et vous, où vous voyez-vous dans 5 à 10 ans ?
J’espère que cette entreprise va durer extrêmement longtemps et qu’elle restera dans la famille. Je n’ai pas vocation à vendre LIP. Je crois que pour qu’une entreprise dure, il faut rester, regarder ce qui se passe, savoir nommer des managers qui prennent le flambeau pour être sûr de ne jamais s’endormir